Mutations
On accorde généralement au mot mutation une valeur scientifique. Je l’ai choisi comme titre pour cette exposition. Ce choix, par connotation, n’est pas étranger à l’actualité, et no- tamment à l’épidémie du coronavirus qui a débuté à l’occasion du Nouvel An chinois. Un événement, qui par sa sidérante soudaineté et sa potentielle ampleur à l’échelle d’un pays de près d’un milliard et demi d’habitants, a autant attiré l'attention du monde entier que la réforme économique d'ouverture que la Chine a connue il y a quatre décennies.
Le monde retient son souffle en espérant que le dangereux virus ne mutera pas... à l’image de l’imprévisibilité humaine, capable d’étonnantes transformations. Qui aurait pu imaginer, dans les années soixante que l’idéologie communiste incarnée par Mao Tse Dong se répandrait comme une traînée de poudre parmi une immense population. Ces phénomènes et leur répercussions sont à la racine de la réflexion que propose cette ex- position.
Mais le concept de mutation et de ses dangers ou de ses ouvertures positives s’invite aussi dans l’état de la planète : mutation des espèces, mutation climatiques ou environ- nementales. Ce n’est pourtant pas d’histoire de la biologie, de sociologie, d’économie ou de morale dont je voudrais m’entretenir ici. je voudrais seulement survoler l’impact des mutations liées aux aléas et progrès de la science sur la conscience et l’évolution des so- ciétés, et notamment sur la création artistique dans la société chinoise.
C’est au début du XVIIIe siècle que Robert Hooke a pour la première fois observé les pa- rois cellulaires des plantes avec un microscope. Newton a emboité le pas, avec sa théorie sur les particules atomiques infiniment petites. Ce progrès a conduit plus tard au décou- vertes de la radioactivité, des rayons X et de la puissance de l’électron dont les grecs de l’antiquité, déjà, avaient deviné l’existence !
La conception platonicienne d’un monde conçu à partir d’une vérité unique, immuable et hors de portée des humains, largement récupérée par la pensée chrétienne monothéiste, ou bien le classement aristotélicien qui fige la nature dans une addition de substances et d’objets quantifiables et circonscrits, ont été balayés par la révolution darwinienne qui a dépossédé Dieu de sa création en découvrant que le vivant était en permanente évolution. Dès lors, la création échappait à la rigidité de son créateur. C’est finalement l’avènement du « pourquoi » et du « comment » qui a présidé à une nouvelle forme de connaissance portée et diffusée par Descartes, puis les philosophes des Lumières. C’est cette mutation de taille, faite de ruptures successives, qui a favorisé l’avènement de l’art contemporain en Chine... On pourrait presque parler d’un effet papillon traversant les siècles.
Dès le XVIIIe siècle, le penseur et précurseur Pierre-Louis Moreau de Maupertuis a imagi- né que la chaîne géante des organismes naturels n’était jamais fixe, qu’elle connaissait des mutations, des distorsions artificielles ou aléatoires. De tous temps, l’homme a fait face à des mutations dans son environnement, à de nouvelles pathologies, à des calami- tés ou à des désastres. La question peut alors se poser aujourd’hui : le coronavirus n’est-il qu’un simple phénomène ou épisode biologique ? Est-il dû au hasard et peut-on le réduire à un symbole ? Aura-t-il un rôle dans le destin de l’état chinois ? Sera-t-il à l’origine d’une mutation sociologique et comment s’inscrit-il déjà à l’intérieur d’une culture, tout en la transformant ?
On a généralement recours au mot « mutation » dans les périodes de transition ou de grands bouleversements dans les domaines politiques, sociaux, intellectuels. Ce terme peut qualifier de nombreux états, mais il n’évoque pas de concept précis, n’étant pas mar- qué moralement, positivement ou négativement. Cette ambiguïté lui confère d’ailleurs une puissance réelle, un espace imaginaire, une réalité à venir, qui provoquent et appellent la création artistique. Chaque grand mouvement de mutation ne produira pas seulement un monde nouveau pour l’humanité, mais il ouvrira également un nouveau champ à l’huma- nisme. Il convient pourtant de ne pas confondre l’impact violent ou profond d’une mutation avec l’énergie positive et constructive qui peuvent éventuellement en émerger.
La révolution industrielle s’est traduite par une extension exponentielle des forces de pro- duction qui ont abouti, parallèlement, à l’emballement du capitalisme et de la finance- reine, avec son cortège de sur-production, de main-d'œuvre excédentaire, de consomma- tion sauvage engendrant la disparité des richesses, la pauvreté endémique, ainsi que la pollution et les problèmes liés à la qualité de vie... C’est cela même qui se passe en Chine actuellement, de façon démesurée et accélérée, au cours des quarante dernières années, tandis que l’Europe a pris plus de trois siècles pour vivre cette évolution. La Chine fonc- tionne dans un système capitaliste centralisé dirigé par un parti unique qui, paradoxale- ment, semble amplifier les phénomènes apparus avec les changements menés par la ré- forme économique. Le développement est à ce point rapide, que le peuple est déboussolé
: il a complètement perdu la foi. Seuls les intérêts économiques sont désormais au premier plan. L’argent est la priorité et la concurrence échevelée la nouvelle loi. La morale tradi- tionnelle, objet de compromis, ouvre la voie à toutes sortes d’excès immédiatement né- fastes. Nous avons eu le lait toxique, la déforestation, les faux vaccins, l’huiles d’égouts recyclées ... Dans ce contexte, la corruption, les droits de l'homme, la pollution, la censure et le développement économique coexistent. Les nouveaux droits et libertés fondamen- tales promises et acquises à grand prix sont de plus en plus longs à être accordés. Dans le même temps, la société présente un état d’apparente euphorie; des milliers de grands pro- jets de construction apparaissent tous les jours; nous avons la première économie du monde, mais nous demeurons un pays sans mutuelle médicale, où l’accès à l’éducation publique est payant. Qu’avons-nous alors devant nous ? Une gigantesque fête de la consommation, mise en scène à chaque minute et constamment médiatisée !
Vers la fin du 14ème siècle, la peste ravage l’Europe. Cette pandémie a eu un impact si- gnificatif sur le développement de la civilisation européenne; chercheurs et historiens sont d’accord là-dessus. La Peste noire est considérée comme le point de départ d’une muta- tion quasi-universelle des états et des sociétés de l’ Europe. La civilisation européenne s’en est trouvée orientée différemment. Apparue sous une forme virale et morbide, cette transformation sociale puisant ses racines dans la mort et la tragédie à généré un renou- veau salutaire. Le développement des sciences, de la technologie industrielle, et la libéra- tion de la pensée face à une église jusque là toute puissante, ont modifié l’évolution de la civilisation occidentale.
La Chine en est-elle à son tour arrivée au moment où elle doit faire face à une prise de conscience, avant d’initier une transformation en profondeur ? On prête cette réflexion à Napoléon 1er : « Laissez donc la Chine dormir, car lorsque la Chine s'éveillera le monde entier tremblera ». Je suis tenté d’inverser cette phrase : le monde tremble; la Chine s’éveillera-t-elle enfin ? La Chine est-elle à la veille de changer de paradigme, autrement dit de tout ce qui constitue sa vision du monde ? C’est le propos, sous forme de perspec- tive, que cette exposition tente d’illustrer.
Les intellectuels, les artistes, les écrivains et les sociologues chinois nous livrent leur véri- té avec leur sensibilité propre, leur sincérité, et de manière directe ou indirecte. Ils ne sont pas là pour donner la réponse, ils sont là pour montrer les chemins possibles, poser des questions, et nous aider à découvrir de nouveaux horizons. Ils sonnent probablement l’alarme, car ils sont la voix d’un pays possédant un quart de la population de la planète, qui tient la place la plus importante dans l’économie mondiale. A ce titre-là comment pour- raient-ils garder le silence? pourront-il changer le paradigme, le cadre imaginaire ou l’uni- vers mental de la société chinoise?
Mon parallèle avec la science peut se conclure et se résumer avec cette analyse de Tho- mas Kuhn, philosophe et scientifique : « La science ne progresse pas par l’addition régu- lière de connaissances, mais par sauts conceptuels, par changements de paradigme, c’est à dire la mutation qui se produit quand l’expérience vécue des hommes change au point de changer leur vision du monde ».
Yuhong He
Commissaire d’exposition Écrivaine, Critique d’art
On accorde généralement au mot mutation une valeur scientifique. Je l’ai choisi comme titre pour cette exposition. Ce choix, par connotation, n’est pas étranger à l’actualité, et no- tamment à l’épidémie du coronavirus qui a débuté à l’occasion du Nouvel An chinois. Un événement, qui par sa sidérante soudaineté et sa potentielle ampleur à l’échelle d’un pays de près d’un milliard et demi d’habitants, a autant attiré l'attention du monde entier que la réforme économique d'ouverture que la Chine a connue il y a quatre décennies.
Le monde retient son souffle en espérant que le dangereux virus ne mutera pas... à l’image de l’imprévisibilité humaine, capable d’étonnantes transformations. Qui aurait pu imaginer, dans les années soixante que l’idéologie communiste incarnée par Mao Tse Dong se répandrait comme une traînée de poudre parmi une immense population. Ces phénomènes et leur répercussions sont à la racine de la réflexion que propose cette ex- position.
Mais le concept de mutation et de ses dangers ou de ses ouvertures positives s’invite aussi dans l’état de la planète : mutation des espèces, mutation climatiques ou environ- nementales. Ce n’est pourtant pas d’histoire de la biologie, de sociologie, d’économie ou de morale dont je voudrais m’entretenir ici. je voudrais seulement survoler l’impact des mutations liées aux aléas et progrès de la science sur la conscience et l’évolution des so- ciétés, et notamment sur la création artistique dans la société chinoise.
C’est au début du XVIIIe siècle que Robert Hooke a pour la première fois observé les pa- rois cellulaires des plantes avec un microscope. Newton a emboité le pas, avec sa théorie sur les particules atomiques infiniment petites. Ce progrès a conduit plus tard au décou- vertes de la radioactivité, des rayons X et de la puissance de l’électron dont les grecs de l’antiquité, déjà, avaient deviné l’existence !
La conception platonicienne d’un monde conçu à partir d’une vérité unique, immuable et hors de portée des humains, largement récupérée par la pensée chrétienne monothéiste, ou bien le classement aristotélicien qui fige la nature dans une addition de substances et d’objets quantifiables et circonscrits, ont été balayés par la révolution darwinienne qui a dépossédé Dieu de sa création en découvrant que le vivant était en permanente évolution. Dès lors, la création échappait à la rigidité de son créateur. C’est finalement l’avènement du « pourquoi » et du « comment » qui a présidé à une nouvelle forme de connaissance portée et diffusée par Descartes, puis les philosophes des Lumières. C’est cette mutation de taille, faite de ruptures successives, qui a favorisé l’avènement de l’art contemporain en Chine... On pourrait presque parler d’un effet papillon traversant les siècles.
Dès le XVIIIe siècle, le penseur et précurseur Pierre-Louis Moreau de Maupertuis a imagi- né que la chaîne géante des organismes naturels n’était jamais fixe, qu’elle connaissait des mutations, des distorsions artificielles ou aléatoires. De tous temps, l’homme a fait face à des mutations dans son environnement, à de nouvelles pathologies, à des calami- tés ou à des désastres. La question peut alors se poser aujourd’hui : le coronavirus n’est-il qu’un simple phénomène ou épisode biologique ? Est-il dû au hasard et peut-on le réduire à un symbole ? Aura-t-il un rôle dans le destin de l’état chinois ? Sera-t-il à l’origine d’une mutation sociologique et comment s’inscrit-il déjà à l’intérieur d’une culture, tout en la transformant ?
On a généralement recours au mot « mutation » dans les périodes de transition ou de grands bouleversements dans les domaines politiques, sociaux, intellectuels. Ce terme peut qualifier de nombreux états, mais il n’évoque pas de concept précis, n’étant pas mar- qué moralement, positivement ou négativement. Cette ambiguïté lui confère d’ailleurs une puissance réelle, un espace imaginaire, une réalité à venir, qui provoquent et appellent la création artistique. Chaque grand mouvement de mutation ne produira pas seulement un monde nouveau pour l’humanité, mais il ouvrira également un nouveau champ à l’huma- nisme. Il convient pourtant de ne pas confondre l’impact violent ou profond d’une mutation avec l’énergie positive et constructive qui peuvent éventuellement en émerger.
La révolution industrielle s’est traduite par une extension exponentielle des forces de pro- duction qui ont abouti, parallèlement, à l’emballement du capitalisme et de la finance- reine, avec son cortège de sur-production, de main-d'œuvre excédentaire, de consomma- tion sauvage engendrant la disparité des richesses, la pauvreté endémique, ainsi que la pollution et les problèmes liés à la qualité de vie... C’est cela même qui se passe en Chine actuellement, de façon démesurée et accélérée, au cours des quarante dernières années, tandis que l’Europe a pris plus de trois siècles pour vivre cette évolution. La Chine fonc- tionne dans un système capitaliste centralisé dirigé par un parti unique qui, paradoxale- ment, semble amplifier les phénomènes apparus avec les changements menés par la ré- forme économique. Le développement est à ce point rapide, que le peuple est déboussolé
: il a complètement perdu la foi. Seuls les intérêts économiques sont désormais au premier plan. L’argent est la priorité et la concurrence échevelée la nouvelle loi. La morale tradi- tionnelle, objet de compromis, ouvre la voie à toutes sortes d’excès immédiatement né- fastes. Nous avons eu le lait toxique, la déforestation, les faux vaccins, l’huiles d’égouts recyclées ... Dans ce contexte, la corruption, les droits de l'homme, la pollution, la censure et le développement économique coexistent. Les nouveaux droits et libertés fondamen- tales promises et acquises à grand prix sont de plus en plus longs à être accordés. Dans le même temps, la société présente un état d’apparente euphorie; des milliers de grands pro- jets de construction apparaissent tous les jours; nous avons la première économie du monde, mais nous demeurons un pays sans mutuelle médicale, où l’accès à l’éducation publique est payant. Qu’avons-nous alors devant nous ? Une gigantesque fête de la consommation, mise en scène à chaque minute et constamment médiatisée !
Vers la fin du 14ème siècle, la peste ravage l’Europe. Cette pandémie a eu un impact si- gnificatif sur le développement de la civilisation européenne; chercheurs et historiens sont d’accord là-dessus. La Peste noire est considérée comme le point de départ d’une muta- tion quasi-universelle des états et des sociétés de l’ Europe. La civilisation européenne s’en est trouvée orientée différemment. Apparue sous une forme virale et morbide, cette transformation sociale puisant ses racines dans la mort et la tragédie à généré un renou- veau salutaire. Le développement des sciences, de la technologie industrielle, et la libéra- tion de la pensée face à une église jusque là toute puissante, ont modifié l’évolution de la civilisation occidentale.
La Chine en est-elle à son tour arrivée au moment où elle doit faire face à une prise de conscience, avant d’initier une transformation en profondeur ? On prête cette réflexion à Napoléon 1er : « Laissez donc la Chine dormir, car lorsque la Chine s'éveillera le monde entier tremblera ». Je suis tenté d’inverser cette phrase : le monde tremble; la Chine s’éveillera-t-elle enfin ? La Chine est-elle à la veille de changer de paradigme, autrement dit de tout ce qui constitue sa vision du monde ? C’est le propos, sous forme de perspec- tive, que cette exposition tente d’illustrer.
Les intellectuels, les artistes, les écrivains et les sociologues chinois nous livrent leur véri- té avec leur sensibilité propre, leur sincérité, et de manière directe ou indirecte. Ils ne sont pas là pour donner la réponse, ils sont là pour montrer les chemins possibles, poser des questions, et nous aider à découvrir de nouveaux horizons. Ils sonnent probablement l’alarme, car ils sont la voix d’un pays possédant un quart de la population de la planète, qui tient la place la plus importante dans l’économie mondiale. A ce titre-là comment pour- raient-ils garder le silence? pourront-il changer le paradigme, le cadre imaginaire ou l’uni- vers mental de la société chinoise?
Mon parallèle avec la science peut se conclure et se résumer avec cette analyse de Tho- mas Kuhn, philosophe et scientifique : « La science ne progresse pas par l’addition régu- lière de connaissances, mais par sauts conceptuels, par changements de paradigme, c’est à dire la mutation qui se produit quand l’expérience vécue des hommes change au point de changer leur vision du monde ».
Yuhong He
Commissaire d’exposition Écrivaine, Critique d’art